Elizabeth Ducottet (Thuasne): «Il y a eu en France une révolution mentale autour de l’entrepreneuriat, c’est un feu d’artifice»
Elizabeth Ducottet est PDG de Thuasne, une entreprise spécialisée dans les dispositifs médicaux (orthèses, bas de contention…) et les textiles techniques pour le secteur de la santé. L’entreprise fête cette année ses 170 ans. En 2016, elle a réalisé près de 220 millions d’euros de chiffre d’affaires (+10 %), dont 77 millions à l’export. Thuasne, dont le cœur historique est à Saint-Etienne, est présent dans 60 pays et regroupe une quinzaine de filiales, en Europe et aux États-Unis. Elizabeth Ducottet copréside par ailleurs depuis quatre ans, avec Philippe d’Ornano, le METI, le Mouvement des entreprises de taille intermédiaire. Elle défend avec ferveur ce segment de l’économie française et, plus largement, la possibilité d’entreprendre en France.
Pourquoi les entreprises intermédiaires, ce segment de l’économie française coincé entre les PME et le CAC40, est-il aussi mal connu ?
Nous essayons d’y remédier, mais c’est vrai que cette catégorie d’entreprises demeure méconnue des Français. Pourtant, elle représente près de 5 000 entreprises et près de 25 % du chiffre d’affaires des entreprises françaises ! Beaucoup sont des entreprises BtoB, dont on ne connaît pas forcément les marques. C’est une catégorie de l’économie française pleine de vertus. Nombre de ces entreprises sont installées sur des territoires qui, sans cela, seraient économiquement délaissés. La quasi-totalité d’entre elles sont industrielles, modernes, et représentent une grande variété de secteurs, de l’agroalimentaire au BTP en passant par la mécanique ou la santé et contribuent à tout un écosystème local ; c’est d’ailleurs une de nos forces : les ETI françaises ne sont pas, comme leurs homologues allemandes, concentrées sur un seul secteur, en l’occurrence la mécanique. Nos ETI sont de vrais moteurs des territoires. J’ai coutume de dire que sans cette industrie, notre économie serait invertébrée. Et puis, ce sont des entreprises qui exportent. Plus que leur poids dans l’économie : elles comptent pour près du tiers de nos exportations !
Les PME manquent aussi de compétitivité. C’est en grande partie la faute de notre écosystème. Elles pâtissent aussi d’une kyrielle d’impôts sur la production; il y en a près de 200
Pourtant, il est très difficile pour une PME de grossir et de devenir une ETI, soit, selon la définition de l’Insee, une entreprise comptant entre 250 et 4 999 salariés, et un chiffre d’affaires inférieur à 1,5 milliard d’euros. Pourquoi ce « plafond de verre » ?
Il est bien là. Et c’est un mal très français. Il y a 20 ans, il y avait autant d’ETI en France qu’en Allemagne. Aujourd’hui, l’Allemagne en compte 12 000, la France un peu moins de 5 000. Les PME ne manquent ni d’audace ni d’ambition pour devenir des ETI. Elles manquent de moyens et de résultats pour faire des investissements qui leur permettraient d’exporter et de grandir. Car exporter, c’est souvent ouvrir des filiales pour être plus près des marchés. Cela prend du temps et coûte cher. Les PME manquent aussi de compétitivité. C’est en grande partie la faute de notre écosystème. Les PME souffrent, d’abord, de charges sur le travail trop lourdes, qui ne leur permettent pas d’embaucher beaucoup. Elles pâtissent aussi d’une kyrielle d’impôts sur la production ; il y en a près de 200. Ils ne dépendent pas de la rentabilité, comme c’est le cas en Allemagne. On va chercher des ressources fiscales très en amont dans le cycle de production dans la vie des entreprises et ces ressources leur font ensuite défaut quand elles veulent investir. Ce manque d’investissement se paie deux ans ou trois ans après. L’eau manque au moulin de l’autofinancement. C’est tout un mécanisme vertueux qui ne peut pas se mettre en place.
Vous insistez aussi sur le fait que la fiscalité qui s’applique lors de la transmission des entreprises leur coupe les ailes. C’est selon vous une des causes du retard de la France par rapport à ses voisins allemands ou italiens en matière d’ETI…
L’ISF qui s’applique dans le cadre d’une succession à la détention de parts d’entreprise, pour ceux qui ne les dirigent pas cause des érosions du capital, qui ne reconstitue pas assez pour permettre les investissements. Des fonds propres sont en effet utilisés à constituer des réserves fiscales plutôt qu’à investir pour l’avenir. Le Pacte Dutreil a été un progrès, mais il est insuffisant, car il n’a pas replacé la fiscalité en France au même niveau que ce qu’elle est ailleurs en Europe. Lorsque nous réclamons la suppression de l’ISF dans le cadre des transmissions d’entreprises, nous ne demandons pas une faveur ! Nous voulons être traités de la même façon que nos concurrents.
Les préoccupations des entreprises françaises sont-elles entendues dans cette campagne présidentielle ?
Non. Nous avons vu tous les candidats, de gauche comme de droite, dans le cadre des débats que nous avons organisés avec la CPME et Croissance Plus. Nous avons eu leur attention, mais cela ne va pas vraiment au-delà. Nous craignons que le quinquennat qui commence ne prolonge le précédent où aucun dispositif vraiment innovant n’a été mis en place. Le CICE et les mesures de suramortissement des investissements d’Emmanuel Macron sont bons, mais ils sont largement insuffisants. Personne ne parle de l’entreprise. Nous avons pourtant besoin que l’on facilite la vie des ETI et des PME pour qu’elles puissent aller plus loin à l’export. Il y a certes de belles histoires d’entreprises qui grandissent et prospèrent en France. J’ai en tête celle des Cuisines Schmidt ou celle de la laiterie de Saint-Malo… Mais nous pouvons faire plus !
Aujourd’hui, dans les promotions des écoles de commerce, plus d’un tiers des jeunes veulent créer une start-up, ont un projet d’entreprise. C’est un feu d’artifice d’énergie. Il y a une redécouverte de l’aventure et de la satisfaction d’entreprendre
C’est paradoxal, parce que par ailleurs, on sent renaître en France un vrai intérêt pour l’entreprise…
C’est effectivement palpable. Il y a dix ans, les diplômés de grandes écoles ou d’écoles de commerce aspiraient tous à devenir fonctionnaires ou à travailler dans de grandes entreprises. Cela nous désespérait. Il y a eu une révolution mentale en France autour de l’entrepreneuriat ces dernières années. Aujourd’hui, dans les promotions des écoles de commerce, plus d’un tiers des jeunes veulent créer une start-up, ont un projet d’entreprise. C’est un feu d’artifice d’énergie. Il y a une redécouverte de l’aventure et de la satisfaction d’entreprendre, le plus souvent au sens premier du mot, c’est-à-dire à plusieurs. Quand je vois des jeunes gens créer des entreprises qui réalisent de 10 à 15 millions d’euros de chiffre d’affaires, comme pour la marque de lunettes de prêt à porter See Concept (devenue Izipizi en début d’année), alors que nous savons, dans les ETI, à quel point il faut se battre pour ajouter un million à notre chiffre d’affaires, je trouve cela impressionnant.
Vous représentez, à la tête de Thuasne, la cinquième génération de dirigeants. Votre entreprise fête cette année ses 170 ans. Comment observez-vous, à l’autre bout du spectre, l’écosystème des start-up, leur mode de fonctionnement ?
Nous sommes une entreprise avec une identité et des valeurs fortes. Nos collaborateurs, qui sont 2200 partout dans le monde, sont attachés à leur permanence… mais ils savent aussi la nécessité de changer, de s’adapter. Ils savent tous que Thuasne serait mort 25 fois si l’entreprise ne se transformait pas en permanence. Ils ont, par exemple, bien compris l’intérêt d’être très connectés par les nouvelles technologies, qui leur permet de collaborer largement à l’intérieur de l’entreprise. En cela, les start-up nous bousculent utilement. Elles font évoluer nos méthodes de travail. Nous mettons de plus en plus en place des plateaux de travail ou marketing et R&D collaborent. Cela nous pousse à sortir d’une gestion un peu trop administrative de l’entreprise, nous redonne le droit de nous tromper dans nos expériences, de promouvoir une forme d’insécurité de l’expérimentation qui nous fait avancer.
Vous travaillez vous-même avec des start-up. Que retirez-vous de ces collaborations ?
L’écosystème des start-up du domaine de la santé, du design, du tissu est très riche. En France, et particulièrement à Saint-Etienne, où se trouve notre cœur historique. Nous travaillons avec elles sur de nouvelles fonctionnalités pour nos produits, mais aussi sur la façon de les inventer et de les diffuser. Nous avons signé, par exemple, un partenariat exclusif avec la start-up californienne Nettelo, qui développe un scanner corporel adapté sur un iPhone. Il permet de prendre les mesures précises et faciles pour des bas de contention. Le système est déjà déployé dans 400 pharmacies en France. Nous avons aussi des relations avec de nombreuses start-up qui permettent d’ajouter de la R&D à la nôtre. Nous leur permettons un accès rapide au marché qui, sans cela, leur serait très difficile. Leurs équipes réfléchissent avec beaucoup de liberté, d’initiative, de façon transversale entre les domaines, ce qui manque aux services de R&D classiques. Alors, évidemment, il faut trouver un équilibre : ce n’est pas toujours facile de faire coïncider les rythmes de travail et des modes de fonctionnement différents. Nous ne devons surtout pas chercher à les intégrer, ce qui briserait leur capacité à l’autonomie, mais c’est une fertilisation croisée.
Orthophoniste de formation, Elizabeth Ducottet a pris, en 1991, les rênes de l’entreprise familiale stéphanois Thuasne. Elle en a depuis multiplié le chiffre d’affaires par 8, en partant à la conquête du monde. Elle est, par ailleurs, membre du conseil général de la Banque de France, présidente de la commission ETI du Medef, membre élu à la chambre de commerce et d’industrie de Paris Ile-de-France et membre du CNI (Conseil national de l’industrie). « Des fonctions que je n’accepte que si elles permettent de faire progresser l’entreprise en France », explique-t-elle.
Publie par L'Opinion le 04 avril 2017